- CULTURE (SOCIOLOGIE DE LA)
- CULTURE (SOCIOLOGIE DE LA)C’est une illusion de croire qu’une sociologie de la culture pourrait se constituer sans qu’immédiatement la mémoire informée ne soit encombrée par l’histoire polysémique des diverses définitions que le mot culture évoque dès qu’il apparaît soit dans le discours quotidien, soit dans les écrits savants. Kroeber et Kluckhohn, dès 1952, ont dressé l’inventaire des multiples manières d’utiliser le terme «culture» depuis le XVIIIe siècle au cours duquel il a commencé à être appliqué aux sociétés humaines. Deux types de définitions peuvent être retenus de leur recensement: une définition restreinte, restrictive même, qui utilise le terme de culture pour la description de l’organisation symbolique d’un groupe, de la transmission de cette organisation et de l’ensemble des valeurs étayant la représentation que le groupe se fait de lui-même, de ses rapports avec les autres groupes et de ses rapports avec l’univers naturel. Une définition plus large – mais qui n’est pas contradictoire avec la première – utilise le terme de culture aussi bien pour décrire les coutumes, les croyances, la langue, les idées, les goûts esthétiques et la connaissance technique que l’organisation de l’environnement total de l’homme, c’est-à-dire la culture matérielle, les outils, l’habitat et plus généralement tout l’ensemble technologique transmissible régulant les rapports et les comportements d’un groupe social avec l’environnement. Cette constellation sinon cette saturation de sens du terme culture peut s’expliquer à partir de l’analyse de ce qu’il y a de commun dans un prélèvement sur la somme des utilisations de ce mot.Culture-société-symboliqueS’interroger sur le symbolique est une des entrées possibles dans les problèmes posés par la sociologie de la culture. Ensemble des relations de sens socialement constatables, le symbolique indique que des messages s’échangent dans la communication et qu’il existe des relations sociales dans lesquelles et par lesquelles le sens circule à travers une société. En tant que tel, il peut être envisagé à partir de deux lexiques qui utilisent le terme en des sens différents. D’une part, la tradition marxiste parle d’idéologie, puisque le symbolique est indexé à la différence de classes, aux rapports entre classes sociales et aux fonctions de classes dont s’acquittent les processus culturels. L’analyse marxiste est ainsi une des manières d’interroger le symbolique sous l’angle de ses fonctions de confirmation, d’épanouissement, de différence valorisante ou dévalorisante dans la lutte des classes. D’autre part, dans la tradition de l’anthropologie classique, étudier la culture, c’est l’interroger, non par rapport aux inégalités et aux contradictions, mais par rapport à la cohérence de la vie symbolique d’un groupe social. Dans cette perspective, les différences et les contradictions sont minimisées, puisqu’un groupe social est alors présenté par le biais d’une hypothèse rendant compte de la cohérence de son univers symbolique qu’il s’agit de comprendre sous le rapport de sa variabilité et de son arbitraire. Rompant avec le langage traditionnel culturéiste, qui use du terme pour l’opposer à l’inculture, à la barbarie de certains hommes, de certains groupes, de certaines sociétés, l’emploi en anthropologie du concept de culture s’est trouvé en fait lié, au siècle dernier, à l’émergence, dans les recherches ethnologiques, de l’idée de relativité totale de toutes les cultures.La question posée à ces dernières doit donc s’énoncer en termes de différence, non de hiérarchie; ce qui détermine une volonté de description exhaustive des cultures les plus éloignées, technologiquement et géographiquement, des cultures occidentales, le symbolique étant rapporté à la constatation de la variabilité d’organisation des structures; ce qui revient à se mettre en quête de la cohérence systématique d’une société, qu’il s’agisse de la manière d’associer les symboles, de celle de penser les rapports entre masculin et féminin ou bien les rapports entre la domination et l’obéissance. Or le fait d’entendre par culture un système symbolique qui peut être constaté et étudié et qui est véhiculé par tout groupe humain, même le plus primitif, constitue un des premiers opérationnalismes des sciences humaines. La rupture d’avec le sens évolutionniste du terme de civilisation implique justement qu’il n’y a pas de groupes incultes, c’est-à-dire que la culture – que l’on parle de la culture lettrée, de la culture de la petite bourgeoisie, de la culture trobriandaise ou nambikwara – est toujours présente. L’illusion d’optique sociale que l’ethnologie a appelé ethnocentrisme porte, contrairement à la représentation scientifique, à ne pas apercevoir que les pratiques symboliques les plus éloignées de celles des sociétés occidentales sont organisées par un système de sens présentant les mêmes caractéristiques générales que celles de la société dans laquelle l’observateur est enraciné. Cette nouvelle approche de la culture d’un groupe humain quel qu’il soit s’inscrit dans la lignée relativiste de l’évolution des sciences sociales. Les ethnologues anglo-saxons, mais aussi Max Weber, qui représente un autre courant de pensée, formulent théoriquement et pratiquement cette position grâce à la distinction, caractéristique du positivisme, entre jugement d’existence et jugement de valeur. Les ethnologues utilisent alors le terme de culture dans un sens complètement neutre et non comme s’il s’enracinait dans un jugement de valeur présupposant une hiérarchie culturelle. Ainsi le projet ethnologique est-il à l’origine un bilan universel et comparatiste de la variabilité des symboliques à travers les sociétés humaines, et l’emploi opératoire du terme de culture apparaît-il constitutif des premières recherches ethnologiques, de celles de Tylor notamment. L’œuvre de ce dernier marque une étape importante dans la reconnaissance de la coextensivité du symbolique et de la culture. Elle donne une définition énumérative ouverte à l’infini de ce qui peut être circonscrit sous le terme de culture: celle-ci est alors un ensemble d’éléments propres à tout groupe humain, comprenant aussi bien la religion que les mœurs sexuelles, le droit, les pratiques culinaires, les habitudes esthétiques, etc.; l’essentiel de cette définition énumérative étant le «etc.» placé en fin de phrase. En effet, en droit, tout ce qui peut être saisi comme une organisation, comme une régulation symbolique de la vie sociale, appartient à la culture, celle-ci étant la manière dont s’agencent dans un même tout des éléments aussi divers que le rapport à l’art, à l’architecture – avec ou sans architecte –, le rapport aux postures dans les pratiques de l’accouchement, de la miction, de la défécation, du mariage, de la mort, de l’écriture ou du tir à l’arc. Tous ces traits culturels forment un ensemble de modèles organisant la vie sociale différemment, selon la société que l’ethnologue décrit ou même selon les groupes étudiés à l’intérieur d’une même société. Toutes les fois que des aspects, des segments de la vie sociale peuvent être discernés et compris à partir d’une cohérence symbolique – ce qui sera nommé « modèle de comportement» dans la sociologie américaine –, il s’agira de culture.À cette définition s’ajoute le schéma de système. En effet, de l’énumération de Tylor, l’ethnologie est passée à des définitions structurales et systémiques. La culture d’un groupe ne peut être comprise à partir d’une énumération des pratiques symboliques et techniques. L’ethnologue doit décrire un tout formant système; sa tâche ne consiste plus à établir un bilan, mais à dégager une cohérence traversant de part en part la culture. Plusieurs courants de recherches ont essayé de réaliser ce nouveau programme anthropologique. Le courant herméneutique, pour sa part, vise à comprendre la cohérence de l’univers symbolique propre à un groupe à partir de la psychanalyse. C’est poser qu’une culture peut être traitée comme une personne ou une personnalité. Ainsi, Kardiner comme Linton tentent d’expliquer qu’une culture donnée produit du sens en tant que totalité. Cette tendance n’a fait que se diversifier en se référant toujours à la psychanalyse, qui fournit une caution scientifique, la plupart du temps mythique, à toute analyse de style herméneutique.Mais si, dans les sciences sociales, la psychanalyse représente la caution de la méthode herméneutique, la linguistique fournit celle de la méthode structuraliste. Si bien que les anthropologues font fonctionner hors du domaine autonomisé – la psychanalyse d’une part, la linguistique d’autre part – des schèmes de compréhension qu’ils rabattent sur le domaine culturel. La question épistémologique fondamentale est de savoir s’il est possible d’importer, dans une autre discipline que celle où elle opère sous certaines conditions, la structure d’intelligibilité d’une science sans s’interroger immédiatement sur la pertinence de ce déplacement et les conditions différentes dans lesquelles on l’utilise, comme si elle relevait d’une méthode propre à l’anthropologie.Ainsi l’idée de relativisme et d’arbitraire culturel s’est soutenue, dans un second temps, de l’affirmation qu’il est possible de comprendre une culture en l’interrogeant sous le rapport de sa systématicité ou de sa cohérence. La recherche de cette dernière est surtout caractéristique de la démarche de Claude Lévi-Strauss. L’objectif, ici, n’est pas de discerner l’immanence du sens dans tous les aspects de la culture; il est de mettre en lumière la réitérativité des structures traversant de part en part une culture donnée. Il consiste à voir si, en ne retenant que les rapports entre les éléments culturels, c’est-à-dire en isolant les structures, il est possible de comprendre une culture. On recherchera par exemple la pertinence structurale liant le mythe à la réalité sociale vécue consciemment et surtout inconsciemment comme système symbolique cohérent. Car c’est dans la réalité culturelle que s’enracinent les récits mythiques, la manière d’organiser l’espace social ou bien encore les relations de pouvoir et les pratiques matrimoniales.La domination idéologique et culturelleL’alternative ainsi posée aux sciences sociales est ou bien d’étudier, à la manière de l’anthropologie, tout le symbolique comme culturel, ou bien – comme la sociologie marxiste tente de le faire – de le traiter en sa totalité comme s’il faisait partie de l’idéologique. Encore faut-il éclairer les difficultés du langage de la domination idéologique lorsqu’il utilise les concepts d’idéologie dominante et d’idéologie dominée, de classe dominante et de classe dominée, de culture dominante et de culture dominée – qu’elle soit populaire ou prolétarienne. Une grande partie de discours implicite subsiste dans ce vocabulaire, qui doit être au moins contrôlé si le sociologue veut légaliser scientifiquement les méthodes de recherches, d’analyses, d’explications et de descriptions pouvant être mises en œuvre par ce type de concepts. Les adjectifs «dominant» et «dominé» ne sont guère plus que des métaphores, appliqués à une idéologie. En effet, l’emploi du langage de la domination culturelle n’est pas toujours explicitement relié à la théorie marxiste. Appliqué au symbolique, c’est-à-dire à l’univers des relations significatives, ce langage récuse le jugement implicite qui affirme comme intangible le fait qu’il y aurait des œuvres, des symboles, des idées, des représentations qui seraient intrinsèquement plus forts que d’autres: un code de politesse et des bonnes manières et, plus généralement, un corpus symbolique donné qui, en vertu de sa force propre, s’imposerait davantage à la crédibilité et à l’acceptation légitime. Il refuse de le séparer des rapports de forces qui s’établissent entre les diverses classes sociales productrices, consommatrices ou manipulatrices de symbolique. Lorsque le sociologue indique qu’une idéologie est dominante plutôt que dominée, cela signifie qu’il articule son analyse aux rapports de domination existant entre des groupes d’hommes, fractions de catégories sociales, fractions de classes ou classes. Ce type d’analyse issu de la théorie marxiste comme de la sociologie wébérienne marque la volonté théorique et méthodologique d’expliquer les phénomènes de la force relative des idées et des pratiques culturelles en les rapportant à la force sociale des groupes qui en sont les supports.Deux schémas des rapports entre culture dominante et culture dominée sont présents dans ces analyses sociologiques. Un premier schéma, très simpliste, organise le champ d’étude selon un modèle incitant à comprendre la culture populaire en n’en faisant qu’un sous-produit, décalé dans le temps historique, de la culture savante. La culture populaire serait l’aboutissement d’un cheminement par divulgation, simplification, appauvrissement et retard.Ce modèle est en concurrence avec un autre modèle qui utilise explicitement le vocabulaire marxiste de la dominance idéologique et qui rompt avec la notion d’appauvrissement culturel dérivée de la conception de la culture populaire comme succédané de la culture savante. Un des postulats sur lequel il est construit découle de l’affirmation qu’il y a, dans l’espace social d’une société différenciée en classes, des lieux distincts et des antagonismes de production symbolique. Ainsi, le premier postulat consiste à arracher aux classes dominantes le monopole de la production symbolique, les diverses situations de classes étant au même titre productrices de symboliques différentes et antagonistes.Le second postulat, qui suppose la distinction entre dominant et dominé, affirme que le pouvoir de production symbolique des différentes situations de classe est fonction de la force de cette classe dans les rapports d’exploitation, de domination et d’oppression. Ces deux axiomes, qui peuvent être considérés comme l’apport principal de la théorie marxiste, ne sont pas dénués d’ambiguïtés dans l’utilisation qu’en fait la sociologie. Ce schéma appelle presque toujours une interprétation mécanique des rapports existant entre dominant et dominé. En effet, poser a priori qu’il y a, dans la société, des lieux distincts et antagonistes qui, en tant que tels et à partir des pratiques culturelles réelles, produisent constamment du symbolique, aboutit à une représentation dichotomisée qui permet d’identifier, à travers le symbolique d’une société, une idéologie bourgeoise distincte d’une idéologie populaire ou prolétarienne, selon les cas historiquement situés. Cette opération simplifiante sépare donc en deux les traits culturels, les œuvres, les discours, les attitudes qui sont soit annexés par le dominant, soit intrinsèquement dominés. En outre, ce schéma dichotomique suggère l’idée que, puisque certaines classes sociales détiennent plus de pouvoir social que d’autres, leur idéologie a plus d’emprise, y compris sur l’idéologie dominée. L’idéologie produite par les classes dominantes parvient ainsi à être pour une très grande part l’idéologie d’emprunt de la classe dominée. D’où une conclusion paradoxale: pour une classe sociale, avoir une idéologie dominée consiste à ne pas pouvoir faire autre chose qu’avoir l’idéologie de l’adversaire. C’est dire que l’on regarde comme résiduel, dans l’idéologie des classes populaires contraintes de subir et d’intérioriser l’idéologie dominante de l’adversaire, ce qu’elles produisent par elles-mêmes comme symbolique. À la limite – et cette limite est atteinte dans certaines analyses marxistes –, les classes populaires sont totalement aliénées culturellement et entièrement investies par l’idéologie des classes dominantes. Dans ce cas, il n’y a plus comme objet d’une sociologie de la culture que de l’idéologie dominante avec une modalité particulière à l’usage des classes populaires. À la caricature de la distinction absolue entre culture dominante et culture dominée succède la caricature de l’aliénation absolue d’une culture dominée disparaissant grâce à l’intériorisation de la représentation du monde culturel, des catégories et du système propres à l’idéologie dominante.Univers symboliques et cohérence culturelleEn deçà de l’analyse fonctionnelle, en deçà de la question: «À quoi cela sert-il?», il s’agit d’expliquer les caractéristiques transhistoriques de la pratique symbolique.Le symbolique est signifiant culturellement du moment qu’on l’étudie comme une combinaison spécifique d’éléments transhistoriques. La recherche qui a pour objet les pratiques symboliques d’un groupe social quel qu’il soit devient opératoire lorsqu’elle parvient à redonner des instruments conceptuels rendant intelligibles la combinaison et l’organisation des pratiques symboliques dans leurs rapports avec des questions mettant en jeu l’ensemble de la société, comme la structure de classes dans les sociétés de type industriel. Questionner le symbolique consiste donc à l’interroger d’une part sous l’angle de sa fonctionnalité: «À quoi sert tel trait culturel dans les rapports de force?» – et ainsi est rendu visible ce qui, dans le symbolique, est intelligible en tant qu’idéologie –, d’autre part, sous l’angle de la cohérence et de la systématicité de l’univers social. En effet, sauf si l’on étudie les périodes de crise aiguë que peut traverser une société, il est possible de rendre cohérent, comme culture, un équilibre provisoire entre les rapports de forces idéologiques. Cet équilibre provisoire ayant lui-même une force culturelle qui possède sa propre autonomie produit des effets spécifiques que l’on ne peut rapporter automatiquement ni à l’idéologie dominante, ni à l’idéologie dominée. On peut ainsi repérer et rendre intelligible un trait culturel des classes populaires vis-à-vis de l’éducation. La délégation de la culture savante dans la classe populaire fait que l’éducation tend à produire un type d’homme à peu près conforme à ce dont ont besoin la domination et l’exploitation. Ce type de posture culturelle fait partie d’un ensemble de jugements, de pratiques et de discours, rendant compte de la résignation populaire à accepter l’intérêt de l’ordre établi et le pouvoir symbolique des classes dominantes. Mais il faut immédiatement ajouter que le fatalisme, le scepticisme, le cynisme relevés par Hoggart dans des tournures de phrases telles que «on ne me la fait pas» – c’est-à-dire des jugements relativistes ayant pour sujet l’éducation – sont plutôt à porter au registre de l’autodéfense des classes populaires et se rattachent ainsi non pas à l’intérêt idéologique dominant mais à celui de la classe dominée. Par analogie avec la psychanalyse, il est possible d’appeler ce type de posture un système de défense culturel des classes dominées. Naturellement, le degré auquel les mœurs d’une classe dominée, à un moment donné, est soit le reflet ou l’effet de la classe dominante, soit le reflet ou l’effet de ses intérêts en tant que classe dominée est variable selon les situations historiques. En effet, le rapport de forces symboliques – toujours en équilibre instable, mais toujours reconduit avec quelques retouches qui peuvent le transformer profondément – n’est pas le même d’un mode de production à un autre. L’analyse ici doit s’appliquer à cerner au plus près le partage qui s’opère entre ces deux principes d’intelligibilité. À ceux-ci s’ajoute un troisième principe, qui est propre à l’analyse culturelle et qui ne peut être réduit à l’analyse idéologique. Une fois qu’est déterminé l’état des rapports de forces symboliques, ce qui en découle est une résultante mécanique du degré de domination qui est toujours réinterprétée par la classe dominée, c’est-à-dire systématisée et rendue cohérente. Il devient alors très difficile, puisqu’il s’agit d’une forme systématisée des intérêts spécifiques à un groupe et des intérêts de l’ordre établi en général, de reconnaître ce qui revient à la culture dominante et ce qui revient à la culture dominée. Mais cette force systématisante répond à une loi du symbolique qui – sauf dans les périodes de trop grandes tensions sociales – indique qu’un groupe social, quel qu’il soit, a besoin de se mouvoir dans un univers symbolique ayant un minimum de cohérence. On la trouve à l’œuvre dans le compromis caractéristique d’une époque historique et d’une situation sociale donnée. L’analyse idéologique et l’analyse culturelle ne peuvent ainsi se substituer l’une à l’autre, mais elles sont susceptibles de servir à comprendre à la fois les résultats que peuvent produire la cohérence que l’analyse culturelle propose et les contradictions ressortissant de l’affrontement polémologique que l’analyse idéologique met en œuvre.La multifonctionnalité du symboliqueLorsqu’on réfère un élément ou un système symbolique à un schéma théorique, que ce soit celui de la différence entre dominant et dominé ou celui de la différence entre l’analyse culturelle et l’analyse idéologique, il s’agit toujours d’expliquer la multifonctionnalité du symbolique. Prenons, par exemple, une attitude ou un système d’attitudes que l’observation sociologique permet de constater dans un groupe social. R. Hoggart explique longuement ce principe de la perception propre aux classes populaires qui les amène à classer sur le mode de l’immédiateté les actes, les valeurs et les gens à partir d’un double registre: eux et nous. «La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas «nous» [...]. Cette cohésion engendre le sentiment que le monde des «autres» est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de tous les éléments du pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes populaires, le monde des «autres» se désigne d’un mot: «eux». Ce principe de bipartition du discours est mis en œuvre aussi bien lorsqu’il s’agit de l’esthétique que de l’éthique. Tout le système d’appréciation qui est propre aux classes populaires et qui est soit verbalisé dans le discours soit en acte dans les réactions d’approbation, de plaisir ou de rejet, est un système antikantien par excellence. Pour reconstruire l’esthétique, la morale, l’ethos populaire au sens large, il est nécessaire de partir d’un axiome qui est l’inverse de celui que Kant pose dans La Critique de la faculté de juger comme principe du beau, celui-ci devant plaire universellement puisqu’il est constitutif de toute expérience esthétique en tant qu’elle est humaine. Pour le sociologue de la culture, ce principe d’universalité axiomatise le rapport à l’art et à la valeur de l’art qui est celui des cultures les plus autonomisées dans leurs pratiques et leur jugement du goût esthétique, c’est-à-dire les cultures savantes. L’observation montre que tout se passe comme si, dans leurs discours, les classes populaires s’exprimaient à partir de l’axiome inverse puisque «ce qui est beau, ou bien ce qui est bon pour eux ne l’est pas forcément pour nous et vice versa». Nous avons ici affaire à l’axiome de la conditionnalité des jugements, par exemple esthétiques, qui sous-tend une grande partie de leur logique d’appréciation. Cet axiome, qui distingue le symbolique dans lequel s’organisent les comportements des classes dominées au sens large du terme, puisqu’on peut les rencontrer dans des contextes historiques et sociaux différents, est un trait culturel que la sociologie de la culture ne peut pas immobiliser pour le décrire, ni comme culture authentiquement prolétarienne, ni comme idéologie contestatrice de l’idéologie dominante, ni comme aliénation idéologique, c’est-à-dire comme ombre portée de l’idéologie dominante sur l’idéologie dominée. Il est impossible d’immobiliser cet élément symbolique puisqu’il est susceptible d’une double pertinence présentant deux versants signifiants qui sont aussi bien ce à travers quoi les classes populaires affirment leur différence que ce à travers quoi elles ne peuvent que la subir en tant que différence intériorisée, dans le rapport de forces qui définit l’ordre établi. On ne peut donc pas dissocier la modalité auto-affirmatrice de la modalité autodisqualificatrice, par laquelle, en se disqualifiant elles-mêmes, les classes populaires contribuent à la légitimation de la légitimité dominante à travers l’indignité culturelle assumée, même si cette dernière est nuancée sur le mode de la dénégation.Les descriptions concrètes en sociologie de la culture sont des investigations ayant pour but la construction du panorama symbolique d’un groupe social déterminé. Une manière de caractériser ce panorama est de dessiner son profil qui peut être soit régulier, soit irrégulier. Ainsi, dans les sociétés industrielles, il est possible de distinguer la culture universitaire de la culture «autodidaxique». On porte en ordonnée la connaissance culturelle, c’est-à-dire les quantités d’informations exactes que les membres d’un groupe sont capables de mettre en circulation dans une conversation avec d’autres membres du groupe. Certains groupes sociaux se caractérisent par un profil égal quel que soit le domaine (porté en abscisse) sur lequel porte la conversation ou l’examen. Ce type de régularité dans le profil de la culture universitaire est en opposition avec des profils irréguliers ou en créneaux qui sont le fait, le plus souvent, de la culture autodidaxique, car, dans ce dernier cas, il n’est pas rare que, dans un domaine saturé de connaissances – qu’il s’agisse de tous les types de voitures qui ont été mis sur le marché depuis le début de la construction de véhicules automobiles ou de la succession des papes –, l’autodidacte parvienne à surpasser celui qui peut répondre uniformément et également dans tous les domaines. Cette question de profil permet de saisir la logique de la culture générale et de la culture universitaire ou académique qui, sous-tendue par une logique d’institution culturelle, tend à une régularité des connaissances dans plusieurs domaines ainsi qu’à un profil équilibré. Ce profil est celui qui a le meilleur rendement institutionnel, que l’on se place dans la logique de la culture mondaine ou bien dans la logique de la culture universitaire. La logique de la culture légitime ne s’exprime pas seulement en termes de niveaux culturels différents; elle s’articule également à la structure de la performance culturelle différente qui s’organise sur la base de la culture générale et qui tend à disqualifier la culture autodidaxique.Cette analyse peut être affinée, car décrire la culture légitime de la classe dominante, c’est-à-dire accepter au singulier cette culture, est un leurre provoqué par une sommation hâtive de traits culturels amalgamés les uns les autres sans qu’il soit tenu compte de discriminations plus fines dont l’agrégat des fractions de classes dominantes est composé. Il est nécessaire, afin d’affiner ces instruments de l’analyse de la sociologie de la culture, de distinguer dans l’agrégat de ces fractions de classes dominantes – et l’opération est la même pour les fractions de classes dominées – divers sous-groupes n’utilisant pas, dans la définition de leur légitimité culturelle, les mêmes traits culturels. Des instances de concurrence existent aspirant à l’oligopole sinon au monopole symbolique raisonné de la légitimité culturelle.Affiner les descriptions et les analyses des traits culturels rendant compte d’une culture déterminée est une des tâches de la sociologie de la culture, tâche qui ne peut faire oublier la question des rapports explicatifs existant entre les conditions sociales des productions symboliques et un symbolisme particulier. Présenter ces rapports en termes mécaniques, c’est-à-dire en termes d’extériorité réciproque pure et simple, est une erreur qui ne prend pas en compte la multifonctionnalité du symbolique: tout élément symbolique, dans un système de rapport de forces ou de concurrence, est en relations fonctionnelles et expressives avec les diverses cultures, qu’elles soient dominantes ou dominées, acceptées comme légitimes ou reléguées dans la disqualification culturelle. En se référant à ce qui a été écrit en sociologie depuis un siècle, ce qui est important, c’est cette mise en correspondance entre les conditions sociales et les structures de pensée, notamment effectuée par Max Weber dans son texte sur le confucianisme et dans son essai sur le protestantisme et le capitalisme. La fonction essentielle de l’intelligibilité sociologique consiste à suggérer – sinon à prouver – qu’il y a correspondance (en vocabulaire marxiste) ou affinité élective (en vocabulaire wébérien) entre les conditions dans lesquelles se déroulent les pratiques des hommes et les idées qu’on voit apparaître dans le discours et dans les œuvres. L’analyse sociologique en général, et plus encore lorsqu’il s’agit de la culture, est une ascèse qui produit nécessairement un effet de désenchantement (Entzauberung ) vis-à-vis de l’émotion esthétique, littéraire ou plus généralement vis-à-vis de l’émotion cultivée. L’explication sociologique – mais ce n’est pas le seul type d’explication qui soit dans cette situation épistémologique – est une explication des pratiques qui dissipe les effets d’enchantement que ces dernières produisent en même temps qu’elles construisent le corpus symbolique intrinsèque à toute culture.Le rapport enchanté aux objets et aux signes culturels est une des pratiques de dégustation, différentielle selon les groupes sociaux. Elle ne doit pas être confondue avec la démarche explicative – celle de la posture scientifique – que le chercheur intériorise lorsqu’il essaye de produire, dans ses travaux et ses œuvres, de l’intelligibilité sociologique.
Encyclopédie Universelle. 2012.